L’idée selon laquelle « chaque langue façonne une vision particulière du monde » est fascinante. Elle interroge non seulement la nature de la langue, mais aussi son rôle dans la construction de nos perceptions, croyances et expériences. Par conséquent, le créole haïtien, notre langue de cœur (pour mon lectorat haïtien), ne se réduit pas à un simple outil de communication : elle organise, influence et modèle notre manière de penser et d’agir. De nombreuses approches linguistiques et philosophiques se sont penchées sur cette idée, notamment à travers le relativisme linguistique, la cognition, ou encore la philosophie du langage. Commençons d’abord par l’hypothèse Sapir-Whorf, communément appelée relativisme linguistique développée par Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf, deux linguistes Américains au 20ème siècle. S’ensuivront la linguistique cognitive, la grammaire universelle de Chomsky et d’autres points encore.
Le relativisme linguistique : Sapir et Whorf
Cette théorie soutient que la structure d’une langue – qu’il s’agisse de sa
grammaire, de son vocabulaire ou de ses catégories – influence la manière dont
ses locuteurs perçoivent et interprètent le monde.
Ainsi, Benjamin Lee Whorf a montré que la langue hopi ne conçoit pas le
temps comme une ligne continue, mais plutôt de façon cyclique. De même, en russe,
deux termes distincts existent pour désigner le bleu clair (goluboy) et
le bleu foncé (siniy), ce qui rend les locuteurs plus attentifs à cette
distinction que ceux de langues comme l’anglais, qui emploient un seul mot. Ces
exemples illustrent comment la langue peut structurer nos cadres de perception.
Un autre exemple révélateur est celui du créole haïtien. Dans cette langue,
on ne différencie pas clairement la taille et la hanche : on utilise les mots senti
ou tay pour désigner indistinctement la partie du corps allant du
dessous de la cage thoracique jusqu’au bassin. En français, en revanche, ces
deux zones sont distinguées : la hanche correspond à la largeur du bassin,
tandis que la taille désigne la partie la plus étroite du tronc, située entre
les côtes et les hanches.
Ainsi, un haïtien créolophone unilingue dira : « Senti m ap fè m mal »
pour exprimer une douleur, qu’elle se situe à la taille ou à la hanche. Le
geste de la main ou du doigt permettra alors de préciser la zone. Un
francophone (français ou belge), lui, établira d’emblée la distinction
linguistique et conceptuelle. On pourrait donc dire que le créole haïtien
propose une vision plus globale du corps, tandis que le français met l’accent
sur une analyse plus détaillée, en séparant les parties par des mots distincts.
La linguistique cognitive : penser par la langue
La linguistique cognitive met en lumière le lien étroit entre langue et
pensée. Selon George Lakoff et Mark Johnson, dans Metaphors We Live By
(1980), les métaphores ne sont pas de simples figures de style, mais de
véritables structures conceptuelles qui orientent notre compréhension du monde.
Dire « le temps, c’est de l’argent » ou mener une « guerre contre
la drogue » n’est pas anodin : ces expressions façonnent la manière dont
nous concevons le temps, les problèmes sociaux ou les enjeux collectifs, et
influencent même nos comportements.
Le créole haïtien offre lui aussi des métaphores qui révèlent une vision
particulière du monde, notamment de la femme. Une expression courante affirme
que « fanm se kajou » – littéralement, la femme est un acajou.
Cette image compare la femme à cet arbre solide et résilient, capable de se
régénérer quelles que soient les épreuves. Ainsi, une femme considérée comme
faible, appauvrie, abandonnée ou mal éduquée peut se transformer, par sa force
et sa ténacité, en une « boss lady » diplômée, indépendante et épanouie.
Cette métaphore ne se réduit pas à une simple tournure linguistique : elle
reflète un mode de pensée profondément enraciné dans la culture haïtienne et
joue un rôle essentiel dans la résilience des femmes face aux difficultés de la
vie. Elle illustre de manière éloquente le lien indissociable entre langue et
pensée, où le créole n’est pas seulement un moyen de communication, mais un
miroir de la vision haïtienne du monde.
Langue et culture : un reflet des valeurs
La langue est inséparable de la culture. Comme le souligne Edward Sapir,
elle exprime les valeurs, les croyances et les représentations d’un groupe.
L’exemple de l’inuktitut, langue des Inuits, est révélateur : la multitude de
termes pour désigner la neige traduit un rapport intime et précis à
l’environnement arctique.
En Haïti, un proverbe créole illustre de la même manière ce lien entre
langue et culture : « Jou malè, wanga pa sèvi » (littéralement : Le
jour du malheur, la sorcellerie ne sert à rien). Cette expression est
particulièrement parlante dans un contexte où beaucoup d’Haïtiens ont recours à
la magie pour se protéger, favoriser leurs projets ou attirer la chance. Elle
traduit une conscience partagée : au-delà des croyances et des pratiques
spirituelles, il existe une fatalité face à certaines épreuves. Ce proverbe est
tellement ancré qu’il influence même l’imaginaire collectif, y compris parmi
des chrétiens qui, officiellement, rejettent ces pratiques.
Ainsi, les mots, en particulier en créole haïtien, ne sont pas de simples
étiquettes linguistiques : ils condensent une vision du monde et une manière
spécifique d’habiter la réalité.
Les langues honorifiques : la société dans les
mots
Certaines langues rendent visibles les rapports hiérarchiques et les codes
de respect au sein de la société. Le japonais, le coréen ou encore le khmer
possèdent des systèmes élaborés de niveaux de politesse. Par exemple, en
japonais, le keigo module les interactions en fonction de l’âge, du statut ou
du lien social entre interlocuteurs. Cette organisation linguistique traduit et
entretient une vision du monde fondée sur l’harmonie collective et le respect
des hiérarchies.
Le turc propose également des usages spécifiques : pour s’adresser à des
personnes plus âgées (pas nécessairement « vieilles », mais simplement d’un
rang générationnel supérieur), on utilise des termes comme abla («
grande sœur ») ou abi (« grand frère »). Pour les personnes de la même
génération, l’usage courant est kanka (« ami »), signe de proximité et
d’égalité.
En créole haïtien, bien que cela soit moins marqué dans la capitale,
l’usage reste répandu dans les campagnes et caractérise fortement la langue.
Pour témoigner du respect dû aux aînés, on emploie systématiquement des termes
de parenté : tonton (« oncle »), matant (« tante »). On place
également Ton devant le prénom d’un homme et Mant devant celui
d’une femme, par exemple Ton Olivye (« oncle Olivier ») ou Mant Jozèt
(« tante Josette »). Les salutations se plient à ce code : Bonjou tonton !
(« Bonjour oncle ! »), Bonswa matant ! (« Bonsoir tante ! »). Par
ailleurs, pour les personnes de la même tranche d’âge, il n’est pas rare
d’utiliser kouzen (« cousin ») par politesse et par respect.
Ces usages montrent que, dans différentes cultures, la langue n’est pas
seulement un outil de communication : elle structure les interactions sociales,
hiérarchise les relations et reflète les valeurs collectives.
La grammaire universelle : l’unité derrière la
diversité
À l’opposé de ces approches, la linguistique générative de Noam Chomsky
propose l’existence d’une grammaire universelle partagée par tous les êtres
humains. Selon lui, les différences entre langues ne traduisent pas des visions
du monde fondamentalement distinctes, mais relèvent plutôt de choix
d’expression — qu’il s’agisse du lexique ou de la syntaxe. Derrière la diversité
linguistique se cacherait donc une structure cognitive commune, ancrée dans
l’esprit humain et universellement partagée.
C’est une perspective particulièrement féconde que je souhaiterais
approfondir dans un prochain article.
Conclusion
L’idée que chaque langue propose une vision du monde nous invite à
voir la diversité linguistique comme bien plus qu’une variété de moyens
d’expression. Elle constitue une pluralité de prismes par lesquels les humains
perçoivent, organisent et interprètent la réalité.
Qu’il s’agisse du relativisme de Sapir et Whorf, des métaphores cognitives
de Lakoff et Johnson, ou du lien intime entre langue, culture et société, il
apparaît que parler une langue, notamment le créole haïtien, c’est toujours
habiter un certain regard sur le monde.
La richesse des langues est donc à la fois culturelle, cognitive et
perceptuelle : une multiplicité de manières de penser et de vivre, qui
enrichissent notre compréhension de l’humanité.