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La variation des mots au sein du créole haïtien: un phénomène de richesse ou de confusion ?

Récemment, j'ai pris connaissance d'une vidéo diffusée sur la chaîne YouTube intitulée HAITI CHERIE, dans laquelle est analysé un échange particulièrement tendu entre l'animateur Carel Pèdre et l'artiste Vag Lavi, survenu en 2017, à propos du titre ambigu de la meringue carnavalesque de ce dernier, « Krè k’ anlè ». Selon l'artiste, ce titre représenterait une expression métaphorique, phonologiquement ambiguë, mais dont le sens véritable serait « Craie en l'air », l’ambiguïté phonologique n'affectant pas la syntaxe de l'intitulé. En revanche, Carel Pèdre rétorque en suggérant que l'expression revêt en réalité un caractère vulgaire, arguant que, en créole haïtien, on emploie le terme « lakrè » plutôt que « krè ». Dès lors, la phonologie de l'expression ne pourrait être interprétée autrement que sous la forme « Krèk anlè », soit « Clitoris en l’air ». Le terme en créole est-il véritablement « krè » ou plutôt « lakrè » ? Se trouve-t-on face à une expression ambiguë ou, au contraire, d'une vulgarité manifeste ? Afin de mieux structurer notre réponse à ces interrogations, il apparaît essentiel de prendre en considération le phénomène linguistique de la variation, plus précisément la variation lexicale. En effet, la langue, notamment le créole haïtien, en tant que système de signes partagés, n’est pas une entité homogène. Elle connaît, au sein même de sa structure, de nombreuses variations. Ces fluctuations lexicales, perceptibles selon les régions, les groupes sociaux, les contextes de communication ou encore les époques, sont au cœur des préoccupations de la linguistique moderne. Dès le début du XXe siècle, Ferdinand de Saussure posait les fondements d’une réflexion sur la dimension sociale du langage, tandis que les travaux ultérieurs de William Labov et Basil Bernstein approfondissaient l’étude des variations sociolectales et situationnelles. La variation des mots apparaît dès lors comme un phénomène inhérent à toute langue vivante, à la fois source de richesse expressive et de complexité communicationnelle.

 

En tant que locuteur natif du créole, j'emploie les termes « krè » et « lakrè » de manière interchangeable. Par exemple, j'utiliserais indifféremment les phrases « Pran krè a sou tab la pou mwen » et « Pran lakrè a sou tab la pou mwen ». Ces deux signifiants partagent un même référent et un même sens. Cependant, cette pratique n'est pas universelle parmi les Haïtiens, et notamment pas chez Carel. Dès lors, il apparaît une variation d'un locuteur à l'autre, ce qui nous conduit à évoquer la notion de variation lexicale, un phénomène linguistique naturel et essentiel qui reflète la diversité linguistique. Cette variation peut se manifester à différents niveaux et est influencée par divers facteurs, tels que les facteurs géographiques, sociaux, situationnels, historiques et idiolectaux, que nous allons brièvement exposer.

La variation diatopique (ou géographique) désigne la variation liée à la région ou au lieu où la langue est parlée, donnant lieu à l'existence de dialectes ou de régionalismes. Par exemple, un locuteur de Port-au-Prince dira « M kouche ti dam nan » pour signifier « j'ai couché la demoiselle », tandis qu'un locuteur du Cap-Haïtien dira « M koke ti dam nan » pour exprimer la même idée. La variation diastratique, quant à elle, se rapporte à la manière dont le lexique reflète les appartenances sociales des locuteurs. Dans ses travaux sociolinguistiques menés à New York, William Labov a mis en évidence la corrélation entre les choix lexicaux et la position sociale des locuteurs, illustrant ainsi que le lexique devient un marqueur identitaire, souvent inconscient. Cette variation dépend de plusieurs caractéristiques sociales des locuteurs, telles que l'âge, le sexe, le niveau d’éducation, ou encore la classe sociale. Par exemple, un Haïtien scolarisé dira « pran chèz la » (prends la chaise), tandis qu'un paysan non scolarisé dira « pran chèy la » (prends la chaise). D'autre part, on a la variation diaphasique qui concerne l'adaptation du vocabulaire aux situations de communication. Basil Bernstein a théorisé cette distinction à travers les notions de code restreint et de code élaboré, en soulignant que les individus modulent leur langage en fonction de leur interlocuteur et du contexte. Ainsi, un locuteur dira « M lage cha a » (je me casse) dans une situation informelle et « M ap deplase » (je vais m’absenter) dans un contexte formel. La variation diachronique, ou historique, témoigne de l'évolution naturelle du lexique. Comme l'a montré Émile Benveniste, les mots naissent, se transforment ou disparaissent, en fonction des changements sociaux, culturels et technologiques, garantissant à la langue sa plasticité et sa pérennité. Par exemple, le mot « pyas », désormais tombé en désuétude, a été remplacé par « santim/centime » en Haïti. Enfin, la variation individuelle, ou idiolecte, se caractérise par le fait que chaque individu possède sa propre manière de parler, influencée par son vécu, ses expériences et son entourage. Le rappeur Fantom, par exemple, emploie fréquemment l'expression « W ap konn sonson » pour signifier « W ap konn Jòj » (Vois et tu verras), mais l'utilisation de « sonson » est propre à lui et à son cercle, alors que tous les Haïtiens utilisent « W ap konn Jòj ». Ainsi, loin d’être une anomalie, la variation lexicale constitue une propriété fondamentale de toute langue vivante, reflétant la capacité du langage à représenter les multiples dimensions de l’expérience humaine. Si elle peut parfois engendrer des ambiguïtés, elle demeure avant tout un vecteur de richesse, de nuance et d’identité linguistique. Comme l'affirmait Claude Hagège, elle incarne la diversité créative du génie humain.

Revenant à notre exemple initial, en tant que linguiste, il convient de noter que la majorité des Haïtiens utilisent le terme « lakrè », tandis que « krè » n'est pas couramment reconnu dans les dictionnaires créoles, tels que le Diksyonè Kreyòl Vilsen, premier dictionnaire du créole haïtien. Dès lors, il est raisonnable de conclure qu’en créole standard, et donc académique, on utilise « lakrè », un terme emprunté par agglutination à l'expression française « la craie ». Toutefois, étant donné que de nombreux Haïtiens utilisent également le mot « krè », ce dernier devient une variation lexicale et diastratique de « lakrè », en fonction des expériences linguistiques des locuteurs. Partant de cette observation, on peut affirmer que tant l'artiste que l'animateur ont, en un sens, raison et tort à la fois, puisque leurs jugements reposent sur leurs propres expériences langagières et sociales. Carel semble préférer « lakrè », tandis que Vag Lavi, tout comme moi, utilise « krè » de manière interchangeable. Dès lors, « Krè k anlè » ne saurait être qualifié de grossier, mais plutôt d'ambigu sur le plan phonologique. En revanche, étant donné la tension provoquée par ce désaccord entre les deux protagonistes, tension qui perdure encore aujourd'hui, on peut y percevoir une méconnaissance flagrante de leur propre langue maternelle. Cela témoigne également des lacunes d’un système éducatif inefficace, peu soucieux de la langue qui unit tous les Haïtiens, et illustre le retard dans la maîtrise de cette langue essentielle.

 

En conclusion, l'analyse de cette controverse linguistique met en lumière non seulement les nuances de la langue créole haïtienne, mais aussi la richesse de sa variation, qui est le reflet des multiples expériences socioculturelles de ses locuteurs. D’un côté, la diversité lexicale, qu'elle soit géographique, sociale, situationnelle, historique ou individuelle, est une caractéristique naturelle et essentielle de toute langue vivante, témoignant de la plasticité et de la capacité d’adaptation du créole. D’un autre côté, cette variation, bien qu'enrichissante, peut parfois prêter à confusion, comme le montre le désaccord entre Carel et Vag Lavi. Toutefois, ce désaccord souligne également une méconnaissance du fonctionnement profond de la langue, amplifiée par un système éducatif qui n’accorde pas suffisamment d’attention à la richesse de cette langue maternelle. Ainsi, tout en reconnaissant la légitimité des différences d’interprétation et d’usage, il importe de promouvoir une meilleure compréhension de notre patrimoine linguistique afin de favoriser une maîtrise plus fine de notre langue, dans toutes ses dimensions, tout en valorisant sa diversité.

 

Source: https://youtu.be/v8eK81cYmkY?feature=shared 

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